Le recours à l’expert-technicien : définition et périmètre

Par Me Geoffroy BERTHELOT, Mandataire judiciaire - Professeur Affilié à Sciences Po Paris

Propos recueillis lors du colloque organisé par le CNECJ le 11 mars 2019 sur le thème « L’expert face aux situations de crise ou l’expert au chevet de l’entreprise en convalescence ».

Bonjour à tous. Il m’a été demandé d’intervenir sur le recours à l’expert technicien dans le cadre d’une situation d’expertise au chevet de l’entreprise en convalescence. On va s’apercevoir que les experts-comptables judiciaires ont toute leur place comme vous l’avez très bien rappelé, mais également au regard des statistiques annoncées par Monsieur le Président COUTURIER. L’avenir est donc assez serein puisque tant qu’il y aura des liquidations judiciaires et des redressements, le recours à l’expertise judiciaire aura effectivement toute sa place. Dans le dessein d’éclairer la juridiction, on va voir que les causes, les objets, et les périmètres des recours et missions susceptibles d’être confiées aux experts de justice sont assez fleuve. D’ailleurs, Montesquieu disait que « le propre du génie consiste à savoir dans quel cas il faut l’unité et dans quel cas il faut des différences ». Force est de constater à l’instar des situations de crise qui ont été relatées, que le législateur, génie s’il en est, a choisi également la pluralité en matière de gestion des entreprises en convalescence.

  • Désignation par le juge-commissaire : L-621-9 C.com

Pour comprendre le recours à l’expert technicien, il faut tout d’abord procéder à une appréciation technique et sémantique de la notion d’expert-technicien et puis également la distinguer d’autres notions voisines qui apparaissent dans le livre VI du Code de commerce. Ainsi, le recours à l’expert technicien est déjà un terme un peu impropre dès lors que le texte ne vise que la notion de technicien, qu’on développera tout à l’heure. Ainsi en toute hypothèse il serait davantage idoine d’employer la terminologie de technicien-expert plutôt que celle d’expert technicien puisque c’est, toujours la première dénomination qui compte. D’ailleurs quand on se réfère à la notion d’expertise, c’est un abus de langage. Et pour cause, le technicien n’est pas un expert. Il n’intervient pas en qualité d’expert puisque la disposition du Code de commerce qui renvoie à la notion de mesure expertale est l’article L.621-4 et les seuls habilités à désigner des experts dans le cadre de la procédure collective, ce sont les tribunaux lors du jugement d’ouverture, C’est en effet, lors du jugement d’ouverture, pour répondre à des questions, à des interrogations qu’il se pose que le tribunal peut désigner aux côtés des organes classiquement désignés, un ou plusieurs experts afin de faire la lumière au travers d’une mission qu’il détermine.

Ce n’est pas non plus un tiers désigné pour effectuer une tâche précise, technique, au regard de des articles L.811-1 et L.812-1 du Code de commerce qui définissent précisément les organes de la procédure, auxiliaires de justice, mandataires judiciaires et administrateurs judiciaires ainsi que leur régime. Il est prévu dans ces deux dispositions, aux alinéas 4 respectifs qu’il est possible que l’administrateur ou le mandataire judiciaire sollicite auprès du président du tribunal, qu’il puisse confier, par une décision motivée après avis du juge-commissaire, une tâche technique déterminée à un tiers qui peut empiéter de près ou de loin sur le périmètre de la mission attribuée aux organes de la procédure. C’est une mission strictement définie, qui dans l’hypothèse où elle achopperait sur la mission de l’organe de procédure, aura pour conséquence d’être rémunérée sur les honoraires du professionnel alors que si c’est une mission hors du périmètre du professionnel, elle sera évidemment privilégiée sur les fonds de la procédure collective.

Donc ce n’est pas un tiers à qui on va confier une mission technique ni un expert, et cela est important parce que si vous l’avez bien entendu, la mission de l’article L.621-4 est extrêmement large, puisqu’il s’agit de recourir à un expert pour une mission que le tribunal détermine. Mais aussi étonnant que cela puisse paraître, dans la définition de la mission du technicien relevant de l’article L.621-9, et sur lequel je vais maintenant m’appesantir, on retrouve les mêmes termes que ceux usités à l’article L. 621-4. En effet, il sera loisible au juge-commissaire de recourir à un technicien si nécessaire avec la mission qu’il détermine. On va observer l’évolution de ce texte, parce que ce n’est pas si aisé et l’expert préexiste au technicien et pour autant aujourd’hui le technicien est beaucoup plus désigné que l’expert. L’article L.621-9 et son pendant règlementaire à l’article R621-23 ont évolué au fil des réformes législatives et à l’origine, et c’est encore le cas aujourd’hui, l’alinéa disposaient, et disposent toujours que le juge-commissaire veille au bon déroulement de la procédure et à la protection des intérêts en présence. Autrement dit, c’est le chef d’orchestre de la procédure et il est organe lorsqu’il veille au bon déroulement de la procédure et alors qu’il n’existait que cet unique alinéa L.621-9, la jurisprudence qui a également horreur du vide et devant l’incomplétude du texte s’est emparée de ce texte et a permis la désignation d’un technicien lorsque celle-ci était nécessaire au regard de la mission extrêmement large du juge-commissaire de veiller au bon déroulement de la procédure et à la protection des intérêts en présence, on pense évidemment aux créanciers. Et donc, c’est la jurisprudence, Cass. Com. 11 mai 1999 et 24 mars 2004, qui prévoit que le juge-commissaire peut désigner un technicien si nécessaire. Dès lors, c’est la loi de 2005, Loi sauvegarde, qui a consacré sa procédure éponyme et inscrit cette jurisprudence à l’article L. 621-9 par l’avènement d’un alinéa 2, en prévoyant dorénavant que lorsque la désignation d’un technicien est nécessaire, seul le juge-commissaire peut y procéder en vue d’une mission qu’il détermine sans préjudice évidemment de la mesure expertale de l’article L.621-4 que j’évoquais tout à l’heure. Conséquemment, seul le juge-commissaire peut désigner un technicien si nécessaire. L’alinéa 2 de l’article L. 621-9 confère ainsi un monopole du juge-commissaire en matière de désignation des techniciens.

De surcroît, le Juge-commissaire appréciera souverainement si l’intervention d’un technicien est nécessaire. Et elle doit être tellement nécessaire que là où avant 2005 le juge-commissaire pouvait uniquement être saisi sur requête de l’administrateur ou du mandataire judiciaire, aujourd’hui il pourra l’être par tout intéressé. Donc encore une fois, par cet élargissement des personnes susceptibles de solliciter la désignation d’un technicien, les experts-comptables judiciaires ont encore un bel avenir devant eux également. D’aucuns subodorent même que le juge-commissaire pourrait se saisir d’office. Mais, en l’état de la lettre du texte cette saisine d’office demeure exclue.

Et l’article R. 621-23, précise qu’avant de désigner un technicien, le juge-commissaire recueille les observations du débiteur. Cette disposition complétée par le décret de 2014, indique dorénavant, « toutefois, lorsqu’il apparaît fondé de ne pas appeler les parties alors le juge-commissaire statue non contradictoirement ». Donc contrairement à tout ce qu’on peut lire lors de la désignation du technicien, le contradictoire reste le principe, et l’absence de contradictoire, l’exception. Pourtant lors de l’exécution de sa mission par le technicien, le principe du contradictoire se dilue voire disparaît à dessein ou non, on le verra tout à l’heure. Toujours est-il que la jurisprudence considère que même s’il faut faire appel aux observations du débiteur avant la désignation, il est loisible au juge-commissaire de ne pas faire notifier par les soins du greffier ledit décret au débiteur ou dirigeant concerné par la mesure technique confiée au technicien.

Mais en toute chose, il faut considérer la fin (Le renard et le bouc, La Fontaine). Donc il faut un objet, un périmètre et une temporalité. Autrement dit, il faut envisager la fin dans sa double acception, de finalité et de limite temporelle. En effet, il faudra déterminer la finalité de la mission confiée à un expert technicien ou à un technicien expert mais il faudra également en fixer la temporalité rousseauiste, soit la durée, puisque comme on l’a entendu tout à l’heure, ce qui est important c’est la célérité. C’est ce que disait Madame la Présidente, et elle a entièrement raison, la célérité est souvent gage d’efficacité. Donc, c’est peut-être là où le bât blesse, ce que vous évoquiez tout à l’heure, sur la possibilité d’être réactif, d’apporter une résonance et un compte rendu dans des délais relativement célères.

  • Objet et temporalité de la mission

Quel est l’objet, le périmètre et la fin d’une mission de technicien au regard de L.621-9 ? Toujours devant l’incomplétude des textes, la jurisprudence qui est venue apporter son concours au texte qui dispose uniquement « au vu d’une mission qu’il détermine ». Cela veut à la fois tout et rien dire. Par conséquent, c’est la jurisprudence, encore une fois en 2001 (Com. 15 janv. 2001) et 2009 (Com. 6 oct. 2009), qui va venir un peu plus circonscrire le périmètre de la mission du technicien au visa de L.621- 9 : « désigner une personne qualifiée afin de mener les investigations en vue de rechercher (quelque chose) des faits susceptibles de… ». Autrement dit, l’objet de la mission n’est pas sa fin. Sa fin s’inspire de l’objet, puisque certes il n’y a pas de fin sans objet mais l’objet est insuffisant à déterminer la fin. Par conséquent, c’est un raisonnement a contrario qu’il faut observer lorsque l’on désigne un technicien, puisque c’est uniquement lorsque l’on recherchera quelque chose, que l’on va solliciter la désignation d’un technicien pour y parvenir. Ainsi, c’est la fin qui justifie la désignation.

Et donc, qu’entend-on par mener des investigations ? Cette notion ne doit pas se confondre avec les missions d’instruction du Code de procédure civile. Ce sont des faits susceptibles d’établir la qualité de dirigeant de droit ou de fait, de déterminer la date de cessation des paiements, des faits de confusion patrimoniale ou de fictivité, la cause de la défaillance ou encore de révéler des fautes de gestion.

Mais à quelles fins ? Eh oui, en toute chose il faut considérer la fin. A quoi cela sert d’identifier de tels actes si cela est dépourvu de finalités. La finalité de ces actes, c’est d’éclairer effectivement le juge-commissaire qui l’a mandaté, à qui il doit rendre compte à travers un rapport que vous exposera Monsieur BONNET tout à l’heure. Mais à quelles fins ?

Deux angles de recherche, deux objets, deux fins à la mission :

  • Reconstituer le patrimoine du débiteur et donc le gage commun des créanciers. A travers quoi ?
    • A travers les nullités de la période suspecte. Effectivement, si le technicien a pour mission de déterminer la date de cessation des paiements, l’objectif de la déterminer c’est de constituer une période suspecte permettant d’annuler de plein droit ou à titre facultative des actes qui ont été commis pendant cette période.
    • Mais c’est également la possibilité d’engager une action en extension de procédure à l’égard de personnes morales ou physiques directement ou indirectement liées à la personne du débiteur pour confusion des patrimoines ou fictivité.
  • Ou alors, et Monsieur le Procureur NAGABBO l’abordera tout à l’heure, c’est de rechercher les sanctions commerciales, financières ou pénales à travers la faillite personnelle, l’interdiction de gérer, la responsabilité pour insuffisance d’actifs ou la banqueroute. Les faits révélés comme fautifs dans le rapport du technicien permettront effectivement d’apporter des éléments de preuve.

Mais je vous le disais tout à l’heure, il faut une fin également, donc la temporalité est importante puisque tous ces objectifs de la mission du technicien sont enfermés dans des délais stricts et donc, selon l’objectif recherché, il faudra s’attacher à respecter la prescription afférente. A titre d’exemple :

  • en matière de report de la date de cessation des paiements, la prescription est annale à compter du jugement d’ouverture ;
  • en matière d’extension de procédure, il n’y a pas de prescription à proprement parler dans les textes mais aujourd’hui la jurisprudence a affirmé que certaines décisions qui scelleraient le sort du débiteur et après lesquelles on ne doit plus agir en extension. C’est le cas d’une décision qui arrête un plan de redressement ou de sauvegarde mais également la clôture pour insuffisance d’actifs d’une liquidation judiciaire, mais encore plus récemment et de façon plus contestable l’homologation de l’arrêté d’un plan de cession totale ou partielle de l’entreprise en difficulté ;
  • et en matière de sanctions, c’est la prescription triennale qui prédomine.

Et enfin, ce qui est important et Monsieur Pierre BONNET s’en fera l’écho, c’est la place de la contradiction dans la mission du technicien qui n’est pas une mission d’expertise au sens du Code de procédure civile. Et donc, encore une fois, la jurisprudence fait son œuvre et elle considère que la contradiction ne s’impose pas dans l’exécution de la mission du technicien puisqu’elle affirme notamment que « le rapport n’a pas à être établi contradictoirement » (Com. 16 mars 2010). Mais également une QPC du 1er février 2011, sur saisie du tribunal de commerce de Romans-sur-Isère qui avait demandé si l’article L.621-9 dans sa rédaction originelle était conforme à l’article 6 paragraphe 1 de la CEDH et à l’article 15 et 16 du Code de procédure civile ; la Cour de cassation répond que cette question n’avait pas lieu à être renvoyée devant le Conseil constitutionnel puisque le texte objet de la QPC était parfaitement conforme. Il existe cependant deux arrêts, qui ne manqueront pas d’être abordés par Monsieur BONNET qui littéralement expriment pour l’un que la mission technique n’est pas une expertise (Com. 22 mars 2016) et pour l’autre que le rapport n’a pas à faire l’objet de contradictoire dans son élaboration (Com. 23 avril 2013). Pour autant, une lecture approfondie et exégétique de ces deux décisions de justice conduit à observer un minimum le contradictoire.

Et Monsieur le Procureur Général parlait de philosophie, alors je vais terminer sur une pointe de philosophie qui doit être observée en matière de mission technique. La contradiction est vertueuse d’une part, et derrière chaque technicien se cache un expert-comptable judiciaire, d’autre part, qui n’a vocation ni à dire le droit, ni le juste mais uniquement ce qui est. Autrement dit, la vérité. L’expert tend donc à la vérité qui ne peut méconnaitre totalement la contradiction, car la contradiction, c’est quoi ? C’est avant tout discourir dans le dessein de rechercher la vérité. Je terminerai donc par Aristote qui disait que « toute discussion ne peut avancer dans la vérité qu’à la condition de s’y soumettre ».

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